Pour tout vous avouer, j'aurais préféré ne pas avoir un père militaire. Pourquoi ? Allons, j'ai passé mon enfance à déménager de ville en ville, ou plutôt de base en base sans avoir réellement d'amis. Certes, j'ai toujours été quelqu'un de très ouvert, je me faisais toujours de bonnes connaissances dans les écoles où mon père m'inscrivait, j'étais toujours invitée aux goûters d'anniversaires mais cela s'arrêtait là. Je n'allais pas leur confier de secret ou comme les autres gamines le font toutes, inscrire dans mon journal intime que telle ou telle peste était ma meilleure amie car je savais très bien qu'à sa prochaine promotion mon père allait être muté à l'autre bout des États-Unis. Et puis on ne peut pas dire que j'ai vu du pays. Toutes les bases se ressemblent avec leurs règles strictes, leurs bâtiments tous construits sur le même modèle et leurs mecs en uniforme. Aucune des maisons dans lesquelles j'ai vécu durant toutes ces années n'a été un vrai « chez moi ». A quoi bon s'attacher à des personnes ou à des objets qu'on va quitter dans deux ans et qu'on ne reverra pas de toute façon ? J'ai aussi passé une bonne partie de mon enfance à dire au revoir à mon père. Je suis sûre qu'il a passé plus de temps en mission qu'avec moi. Ok, ok, je sais que c'est important pour notre pays, pour la carrière de mon père, que c'est son choix et blabla mais allez donc expliquer ça à une gamine de huit ans qui se demande pourquoi son père n'est pas là et où se trouve le Kosovo sur une carte.
Mais pour être parfaitement honnête, j'aurais surtout préféré avoir un autre père que mon père. Parce que je suis certaine que la situation aurait pu être tout à fait acceptable avec un autre que le mien. Remarquez, c'est réciproque, il aurait voulu avoir un autre enfant que moi (et que ma petite sœur Pierce). Quoi ! Le grand général de brigade une étoile (dont il est très fier) Edward Michael Moseley, issu d'une grande dynastie de soldats, neveu d'un général quatre étoiles et chef d'état-major de l'Air Force, époux de Laura Pierce, oui, de la famille de l'ancienne première dame, ce grand général donc est incapable d'avoir un fils pour reprendre le flambeau familial ? Ma mère a tenté de me le cacher jusqu'à sa mort mais elle ne pouvait rien contre cela, j'étais la plus grande déception du général. Oh oui, il a tenté de passer outre mon sexe, mes longs cheveux roux (depuis, je suis passée par toutes les étapes de couleur) et ma voix fluette pour m'éduquer comme un vrai petit bonhomme. Il m'a fait faire toutes les sortes de sport, me faisait grimper dans les hélicoptères et les avions de chasse comme s'il voulait me donner envie de perpétuer la tradition familiale. A dix ans, j'étais une as en base ball et je savais mieux que personne comment fonctionnait l'armée, à qui il fallait sourire ou faire un bisou dans les soirées dans lesquelles me traînaient mes parents qui m'exhibaient outrageusement. J'ai vraiment tenté de m'y intéresser mais je n'y parvenais pas. Et quand vint le moment de l'adolescence, j'ai tout simplement envoyé paître le général. Et avec des termes moins polis.
C'est vrai que je suis toujours de très bonne humeur, souriante, pleine d'énergie. Je pense que c'est pour cela que les gens m'apprécient. Je ne dis pas que j'ai beaucoup d'amis mais je parle à tout le monde et je suis présente quand quelqu'un a un problème sur la base. Il paraît que j'ai grand cœur mais en fait, je n'en suis pas persuadée. Je le fais parce que c'est ainsi. C'est mon rôle, en tant que fille d'un haut gradé d'aller voir les familles, surtout depuis la disparition de maman. On aime bien passer quelques minutes à papoter avec moi, on me trouve drôle, on admire mon courage quand le général est à l'étranger et qu'il me faut gérer la maison et ma rebelle de petite sœur. J'ai toujours besoin de rire. Je ne suis pas en train de dire que je suis malheureuse mais il est vrai que je n'ai jamais eu beaucoup de chance dans la vie. Ma mère est morte d'un cancer quand j'ai fêté mes seize ans. Ma sœur essaie de compenser des siècles de bonne conduite des Moseley en accumulant les bêtises. Mes pseudo petits-amis m'ont tous plaquée les uns après les autres. Et le général s'acharne à me gâcher l'existence. Comme il a renoncé à faire de moi sa parfaite petite héritière à envoyer tout droit en Irak ou en Afghanistan, il a cherché à me présenter des jeunes hommes « très comme il faut », des mini-Ted Moseley, aussi arrogants et obsédés par leur carrière que lui, qui ne voyaient en moi qu'un parti avantageux. D'accord, j'ai bien craqué pour l'un d'entre eux mais j'ai vite compris que je serais malheureuse avec lui lorsqu'il m'a appris qu'il voulait que sa future épouse reste à la maison pour s'occuper des gosses. Pas question de terminer comme maman ! Je veux être indépendante, travailler dans le secteur que j'ai choisi, en l'occurrence la médecine et la psychiatrie et plus que tout quitter définitivement Fort Bragg et les bases militaires.
Pour ce dernier point, c'est assez mal parti à cause de la dernière crasse en date du général : alors oui, j'avais du mal à trouver un stage pour valider mon année. Mais avait-il vraiment besoin d'aller voir le psychiatre qui officie au centre médical de Fort Bragg pour lui demander de me prendre ? Je suis persuadée qu'il a fait cela non pour me simplifier la vie mais pour me garder à la maison. Sa tendance à vouloir gérer mon existence m'agace profondément. Et moi qui ne rêvais que de quitter enfin l'armée, me voilà obligée de m'intéresser aux problèmes des soldats qui reviennent du bout du monde. Toutefois, je me suis promis à moi-même de ne jamais abandonner. Ne serait-ce que pour donner une leçon à tous ceux qui pensent que je ne suis que la fille pourrie gâtée du général Moseley. Et pour contredire ma famille qui ne croit pas en moi. J'ai déjà fait mentir la prédiction de Pierce qui pensait me voir tenir que deux semaines dans le cabinet du docteur. Car si j'ai appris quelque chose de mon père et de l'armée, c'est bien qu'il faut se battre pour obtenir ce que l'on veut, qu'il faut arracher les honneurs et que la défaite n'est même pas envisageable. Derrière la façade de gamine déjantée, prête à rire et à s'amuser, il y a une autre Alice Moseley. Cette fille est aussi assurée que la première mais elle est plus sérieuse et responsable. Et j'ai bien peur qu'avec le temps, ce soit elle qui prenne le dessus.
Pourquoi est-ce que je ne claque pas la porte de la maison ? Vous avez raison, c'est vrai que je pourrais, j'ai bientôt vingt et un ans, ce n'est plus au général de décider pour moi. Mais je n'ai pas encore trouvé le bon moment : je dois m'occuper de Pierce pour qui maturité rime avec impossible, j'ai mon stage (dans lequel je m'épanouis bien plus que je ne voudrais bien l'avouer au général), je suis un peu le pivot de la famille depuis la mort de maman. J'ai bien conscience de me chercher des excuses. Je crève de trouille à l'idée de partir. Je ne m'imagine pas du tout la vie dans un petit quartier résidentiel de banlieue moi qui ait toujours grandi dans le cadre strict de l'armée avec les règles de la caserne et celles encore plus strictes du général (le réveil aux aurores était une habitude chez nous). Et puis il y a lui. Je ne l'avais jamais vraiment remarqué auparavant. C'est vrai, ils se ressemblent tous dans leur uniforme et sur leur couvre-chef. Des petits pions absolument identiques. Quand je l'ai vu à cette garden-party organisée par l'épouse du commandant de la base, mon cœur s'est mis à battre un peu plus vite. Il doit bien s'amuser avec moi, le petit bébé potelé avec son arc et ses flèches. Cela fait maintenant plusieurs semaines que j'ai réussi à arracher un baiser à l'homme de mes pensées. Mais il m'a bien fait comprendre qu'il a sa femme et qu'il n'est pas question pour lui de se séparer d'elle. Surtout pour se faire arracher les yeux par le général de père de sa maîtresse. Stupide cœur d'artichaut !
Voilà donc ma vie actuelle. Rien de très folichon à vrai dire, je me contente de garder un œil sur Pierce, d'essayer d'éviter de croiser le général en partant au boulot, de me cacher pour partager quelques instants avec celui que j'aime. Et depuis que la femme du commandant est venue me voir en personne, je fais officiellement partie du FRG pour aider les familles à s'installer sur la base et les soutenir au cas où elles apprendraient une mauvaise nouvelle. Il paraît que mon énergie et ma capacité à voir le bon côté des choses sont précieux pour ce groupe qui nous a beaucoup aidé quand maman est morte. Je leur dois bien ça. Si j'aime bien soutenir les gens, les écouter ? C'est possible. J'en ai jamais eu conscience, c'est comme ça, c'est tout. Et puis, j'aime me sentir utile. C'est vrai, quand on habite avec un militaire qui risque de laisser sa peau aux quatre coins du monde pour défendre notre pays et nos valeurs, on a l'impression que tout ce que l'on fait n'a aucune valeur. Tous nos soucis, nos inquiétudes sont si futiles rapportés à ce qu'ils endurent tous là-bas. Mais j'arriverais à accomplir quelque chose qui compte. Aider les gens à se sentir mieux à mon niveau personnel, c'est ce que je fais de mieux. Alors je le fais.
Tiens, c'est ma sœur qui hurle mon prénom depuis la cuisine. Je suis sûre qu'elle vient de se rendre compte que j'ai terminé le paquet de cookies aux pépites de chocolat. Comme je préfère que vous n'assistiez pas à mon meurtre en direct, je vous abandonne là. Ce fut un plaisir de parler avec vous. Même si en soit, c'est plutôt qui ait parlé.