« Macaronis fromage encore ? T'te fous de moi pas vrai ? » Mon grand frère balance l'assiette sans douceur sous l'nez avec un haussement des épaules. « La ferme et mange ou bien apprends à te servir du four. T'as plus trois ans » je bouffe c'truc sans un mot alors qu'il s'installe en face de moi pour faire de même. Comme d'habitude, papa n'est pas là et dieu seul sait où, maman est en haut à l'attendre entre crise de larme et crise de colère. Des jours et des jours qu'on a pas de nouvelle de Papa et les infos à la télévision n'aident pas à calmer les pauvres nerfs de ma mère. On est rivés, abandonnés genre accro à la télévision, seul lien qui nous reste entre nous et l'homme de la maison, c'est ce qui fait vivre encore notre famille. On est en attente, tout le temps en attente. On attend et c'est tout ce qu'on sait faire. Attendre. Ma mère, c'est ce qu'elle fait tous les jours. S'occuper de nous et attendre. Aller bosser et attendre. Faire la cuisine et attendre. Pleurer et attendre. Attendre que son mari rentre à la maison. Du haut de mes sept ans, je me dis que, moi, je prendrais jamais de militaire en amoureux, jamais. Ma mère, elle a l'air de trop souffrir. Souffrir du temps qui passe, souffrir de l'absence, souffrir du silence. Elle me fait presque de la peine, seule, dans le lit si grand et elle si frêle. C'est peut-être pour cela que je la rejoins souvent dans son lit. La sonnerie du téléphone déchire les échos fantômes de la télévision. Une ombre plane au dessus de notre toit. La faucheuse. Ma mère a l'étage hurle de douleur, hurle et pleure en même temps, c'est un son assez étrange, qui déchire les tympans. Mon frère se lève et vient me prendre dans ses bras. On va se cacher dans notre chambre. Et ce son, on ne l'a jamais oublié.

« Marguerite, quel prénom à la con, laid & hideux, en somme, il t'va bien » Le regard en biais, je le flambe sur place « Tais-toi, idiot » Il s'marre l'adolescent, il se marre bien sur ma tranche. Adolescent qui est toujours fourré avec mon frère, à le suivre partout comme son ombre. Quand Kurt est dans les parages, vous pouvez être sûrs de trouver Sony, la réciproque est valable. Les choses en entraînant d'autres. On grandit, on prend formes, on s'installe, on se voit tout le temps, on baigne dans la connerie qu'offre la jeunesse. « C'ton mec c'type ? » « Qu'est ce que ça peut t'faire, attardé mental ? » « Orf. Rien. J'demandais ça pour lui. Je devrais lui demander comment c'est de se taper un thon » « T'es vraiment trop con, tires-toi de chez moi. T'as pas d'maison ou quoi » Il m'regarde, les yeux qui se voilent, changent de ton « Non, j'ai pas d'chez moi »

On est bête, un peu con sur les bords. Entre orgueil, préjugés et déni. Pas un pour rattraper l'autre. « Ton mec est con » « Tous les mecs sont cons et toi aussi d'ailleurs » Il lève les yeux au ciel « T'as pas fini de dire des conneries ? Me mets pas dans le même sac que tous les loosers avec qui tu es sortie » Je soupire et le pousse hors de ma chambre « Descends de ton nuage et je vois pas ce que tu as de plus qu'eux. » Il déloge mon bras qui le pousse hors de ma chambre et grogne « Et toi arrêtes de croire que tu es parfaite. T'es rien qu'une petite pourrie gâtée surprotégée par son grand frère, t'es une chieuse, t'es conne et bonne à rien quand tu veux, ce qui est la majeure partie du temps, t'es aussi naïve qu'une gamine de quatre ans, gentille à t'en faire bouffer la moelle, stupide à te balancer dans la gueule du loup. T'as un caractère pourri mais moi j'te prend comme tu es, je ne te ferais jamais autant de mal que ces crétins auquel tu t'accroches mais tu vois, t'es trop conne pour le voir » Question déclaration, y a eu meilleur mais on fait pas dans la dentelle, c'dans les films, ça. Et moi, j'ai eu envie de croire à ses mots. Tellement. Parce qu'au fond, j'ai toujours su qu'il avait quelque chose de plus que tous les autres mais j'avais pas envie de le voir.

J'attends, j'attends. Encore et encore. Je ne fais que ça. J'ai passé les six derniers mois à attendre, l'attendre, les attendre. J'ai l'impression de reproduire un schéma déjà vu, j'ai l'impression de voir ma mère dans le reflet de mon miroir avec mon visage blême, mes cernes. Je pourrais mourir d'inquiétude. Et encore là, j'attends sautillant sur mes jambes, me tordant le cou à chaque fois que la porte des arrivées s'ouvre, le coeur qui bat à la chamade. Enfin, ils apparaissent, le sourire aux lèvres, vivants comme jamais dans leurs uniformes de militaires, ils ont fière allure. Les deux hommes de ma vie, toujours aussi soudés. Je me rue vers eux et saute au bras de mon homme, l'étouffant presque. « Bah et alors ? Et ton grand frère ? Bordel, si j'avais su, j't'aurais jamais permis de m'piquer ma soeurette, Sony » On rigole alors je serre les deux hommes dans mes bras. Welcome home soldiers.
Il m'attrape par la taille et me jette sur le lit en se marrant, mon rire se joint au sien. S'allongeant à côté de moi, il me tend une boîte « C'quoi ? » Il hausse les épaules « Bah ouvre, stupide femelle » Je m'exécute et ouvre la petite boîte de velours pour y découvrir une petite bague sertie d'un éclat de diamant. C'pas son genre de m'offrir des bijoux, pas son genre. C'pas ce que je crois ?! J'pensais que M'sieur n'était pas pour le mariage, qu'il était pas prêt, qu'on était trop jeune qu'il disait quand je parlais d'officialiser les choses. « J'vais pas t'sortir un discours tout mielleux, c'pas mon genre, femme mais je t'aime, c'est ce qui est le plus important à dire. Ah et aussi que si c'est non, j'devrais te tuer » Je souris et me rue dans ses bras. « J'accepte de me marier au plus con des hommes » « Et moi à la plus chieuse, j'crois que j'ai pété une durite en mission » Je lui tape l'épaule alors qu'il m'aide à enfiler la dite-bague.

On est loin de ce cadre idyllique, très loin. Il est là, appuyé contre le comptoir de la cuisine, son sac kaki au pied, en tenue militaire. Mon frère me jette un regard au coin avant de prendre un sac de la même couleur et sortir de la pièce. « Qu'est ce qui se passe ? » Il daigne se retourner, il poste sa veste, ses quelques décorations, son béret. J'ai peur de comprendre. « J'y retourne, Kris » Je secoue la tête « Non ! Non ! Tu m'avais dit que tu arrêtais de partir ! Que tu t'orienterais dans l'administration ! Tu me l'as dit ! » Il me regarde mais pipe pas mot. « Tu sais très bien comment ça s'est passé pour mon père et ma mère ! T'étais là, gamin ! Je veux pas vivre la même vie que ma mère à t'attendre, à me demander si tu es encore envie, à flipper à chaque fois que le téléphone sonnera de peur qu'on m'annonce ta mort ! Reste ! Reste avec moi ! » Il secoue la tête à son tour « Kris, ils ont besoin de moi au front » La bombe nucléaire éclate « Je m'en fous ! Moi j'ai besoin de toi, ici, avec moi ! Tu choisis ! Ta putain d'armée ou moi ! Choisis ! » Dans son regard, le choix est déjà fait « Kris, désolé mais tu le sais, l'armée, c'est comme une famille, je peux pas choisir » Mes poings s'abattent sur son torse, gorgés de colère, de tristesse « C'pour ça que tu m'as demandé de t'épouser, pour être sûre que je serais là, à t'attendre encore et encore ! Tu le savais déjà en rentrant que tu allais repartir, avoue ! Sois un homme et avoue-le ! Je t'emmerde ! Va te faire foutre avec ton armée ! Dégages d'ici ! Va-t-en ! » Il tente une approche mais je le rejette violemment. Il prend ses clics et ses clacs et se tire. Mon frère vient à son tour, parce que si Sony repart, Kurt suit ou l'inverse. Il me prend dans ses bras et tente de me calmer. Lui aussi subit le même sort moins fort mais je le retiens quelque secondes « Ramène-le moi, Kurt. En vie. Veille sur lui, promets-le moi ! » Il promet et disparaît. Et j'attends. Encore et encore.

« Comment ça plus de nouvelle ? Et Kurt Kinsella ? » « Nous n'avons pas plus d'information désolé. Kinsella revient en permission deux semaines et repart » Et voilà ce que j'ai tant redouté arrive. A peine un mois passé et plus aucune nouvelle, convoie explosé et plus aucune trace. Mort ou enlevé, personne ne peut me l'dire. « Retrouve-le, Kurt ! Il est sûrement encore en vie ! » « Je ferais ce que je peux, soeurette ! » « Il faut absolument que tu le retrouve ! Je suis enceinte ! » Paf ! Gud news time ! Mon frère repart en mission, double mission : celle de combattre pour sa patrie et retrouver son beau-frère et père de son neveu. Le petit Marlon naît et toujours pas de nouvelle de son père et son oncle le recherche sans arrêt. Je perd espoir petit à petit alors que Marlon fête ses un an. Toujours sans père. La sonnerie du téléphone déchire le silence de la nuit. Je sursaute dans mon lit. J'ai la trouille tout à coup, le coeur battant, je répond. Big bro. « J'ai retrouvé Sony. On le transfère illico à la base. Kris ... il est dans un sale état mais il semble se stabiliser » Je raccroche. Le temps de préparer Marlon, je saute dans la voiture et me rue à l'hôpital où encore un fois, j'attends. Je l'attends. Je crois que j'ai passé ma vie à attendre. Le petit s'endort dans mes bras alors qu'on me permet enfin de me rendre dans sa chambre. Il est là, bandage partout, les yeux clos, le corps en sale état. Je passe une main sur son visage alors que les torrents de sel commencent à prendre possession de mes orbites. Il ouvre les yeux, contact visuel. Puis il lâche la bombe d'une voix rugueuse « Vous êtes qui vous ? » ZBAM. Je manque d'en lâcher le petit. Voilà l'humour con du destin. Et assise à son chevet alors que tout ce qu'il aimerait que je fasse c'est partir. Je l'attends. Je l'attends alors qu'il est là, en face de moi. Il est là mais ailleurs, loin, si loin de moi. J'attends. J'attends qu'il me revienne. Le temps n'est rien si c'est à la fin je peux te retrouver.