« Zélie ? » « Non. » « Zélie ! Allez, viens manger. Après je te ramène chez ma mère. » Elle me fusille du regard. Ouais Zélie, je m’en souviens très bien. De ce regard plein de haine qui venait embrumer tes jolis yeux. Alors j’aurai aimé te dire que j’y pouvais rien, que j’avais pas le choix. Que c’était pas ma faute si j’étais pas capable de te garder chez moi. Même quand t’étais gamine Zélie, j’y arrivais pas. Me lever au beau milieu de la nuit pour faire taire le bébé, je supportais pas. Je supportais pas de ne plus être seul. Y a des gens c’est l’inverse. Moi j’aimais pas ça. L’idée qu’un jour, t’aurais besoin de moi. « J’y retournerais pas. » Alors elle se lève, jolie princesse. Elle a toujours ressemblé a sa mère Zélie. Même regard, même cheveux indisciplinés. C’est peut-être pour ça que j’en veux pas chez moi. Alors je tente de me lever. Le problème c’est pas l’âge, c’est le travail. Mon père voulait que je reprenne sa place dans l’entreprise. On fabrique des emballages pour une grande boite de yaourts. Moi, je supervise. Ca me prend du temps, et ça m’tue la santé. Alors bordel, Zélie, attend moi. « Zélie ! » « Quoi ?! Montée d’hormones, montée de paternité ? Va te faire voir tu m’entends ? Va te faire voir. » Elle s’est retournée, et puis, elle me fixe comme si j’étais le pire des connards. Moi, le père qui ne l’avait pas abandonné ! Alors que j’aurais pu ! La gosse, quand sa mère elle l’a laissé devant ma porte, j’aurais pu la refiler a une voisine ! J’aurais même pu la laisser crever si elle avait pas eu ces grands yeux bleus et ce sourire qui moi me bouscule. J’aurais pu Zélie ! Tu devrais même pas être là ! Du bout des doigts, je m’empare de sa manche. « T’iras nul part ! Je suis ton père et tu me dois le respect ! Si t’es là, c’est grâce a moi ! Grâce a moi tu m’entends ?! » Non, elle entend pas. Ca se voit dans ses yeux, qu’elle a qu’une envie, c’est de partir, s’enfuir, s’en aller. Parce qu’elle a toujours été comme ça Zélie. Même quand elle était gamine, elle faisait vachement trop fragile, comme si au moindre mot un peu trop haut, elle risquait de se briser. Et puis, elle avait toujours été tellement ailleurs, tellement loin dans ses mondes de princes charmants et de bandits en cavale. Alors souvent, je la sentais prête a s’enfuir. Comme là. Prête a exploser aussi. Aligner des mots dans un russe désordonné par la colère. Alors je lâche. Va t’en ! « T’es comme ta mère ! Une sale trainée ! » Mais dès qu’elle s’arrête, je regrette. Si ma jambe n’était pas douloureuse, j’irais a elle pour m’excuser, lui dire que c’est qu’un mensonge. Mais j’ai l’impression qu’elle tremble, qu’elle va s’effondrer. J’ai l’impression qu’elle va céder sous le poids de son propre corps. Par ma faute. Au lieu de quoi elle fait demi-tour et s’enfuit en courant. Au coin de la rue, y a le vieux van qui passe souvent dans la rue quand elle est là Zélie. Elle grimpe devant. Le conducteur, je vois pas son visage. Voleur d’enfant ! C’est sa faute a lui pas vrai ? Parce que moi Zélie, j’étais juste incapable de l’élever comme ma fille.

« Ca te va vraiment pas la barbe. » Elle rit aux éclats. D’un rire qui mêle son innocence et puis autre chose. Elle rit avant de se laisser glisser sur le dos, la couverture enroulée autour de son corps. A mon tour, je souris. Parce que Zélie, elle est belle. Parce que Zélie, ça aurait certainement pu être la femme de ma vie. « A toi non plus. » Alors elle rit de plus belle, parce que juste pour son rire, je serais capable de faire n’importe quoi. Zélie, c’est ma meilleure amie. Ma maitresse. Ma complice. Zélie, c’est mes premiers baisers, mes premières disputes. Parce qu’y a une époque où Zélie, elle vivait juste a côté de chez moi, et que je lui avais promis, de l’enlever de tout ça. On était jeune dans le fond, on savais pas ce qu’on faisait. Le van, tout ça, c’est là qu’on vivait, planqués, chaque jour a un nouvel endroit. Les parkings, les rues désertes. Alors elle se lève, enveloppée dans son drap. De la place, y en a pas beaucoup. Alors sur le siège conducteur, elle attrape une cigarette qu’elle glisse entre ses lèvres. Moi je me redresse. Si elle est comme ça Zélie, c’est peut-être un peu a cause de moi. Ou alors c’est le contraire. C’est peut-être elle, qui m’a mis toutes ces idées dans la tête. Les manifs, les voyages. Ouais, parce qu’au début, c’était juste de temps en temps, histoire de manquer l’école. Elle sortait pendant les récréations, grimpant par-dessus les grillages avant de venir s’asseoir sur le siège conducteur, à côté de moi. « Zélie ? » Elle se retourne, et puis elle laisse échapper de la fumée d’entre ses lèvres. Avec elle, je me serais vu faire le tour du monde. M’évader. Elle disait oui a tout, quand je lui proposais de manifester contre l’exploitation des animaux, contre ces idiots qui s’en vont a la guerre pour l’honneur du pays. Ouais, c’était une fille bien. Alors elle me sourit, en attrapant sur le sol ses vêtements qu’elle s’empresse d’enfiler. « Je vais partir. » Je dois lui dire. Parce qu’elle comprendra, que c’est la seule qui peut comprendre. Elle me connait, elle m’attendra. Du moins j’espère. « C’est mon père Zélie, il m’envoi faire mon service militaire, il dit que les manifestations pacifistes, c’est pour les crétins et… » Elle me fixe, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme quand elle ne comprend pas. Ca lui arrive souvent. Cet air de gamine un peu paumée. Pourtant, je suis sûr qu’elle comprend. Pas vrai Zélie ? Ses doigts, ils remontent la fermeture de sa veste. Elle parle pas. Je comprends pas. Elle, la gamine un peu sauvage, la femme fatale avec des rêves plein la tête. Celui qu’un jour, son père deviendrait un vrai père. Celui qu’un jour, sa mère débarquerais en souriant. Celui que ouais, le monde il serait aussi beau que sur ses croquis. Une idéaliste. Alors la porte du van elle s’ouvre, et Zélie, elle descend. Non, elle parle pas. Bordel.

Ce soir là, la grand-mère de Zélie m’appelait pour savoir où était sa petite fille. Perdue, disparut. Le lendemain, moi je partais pour un camp militaire pour lequel, avec du temps, je finissais par me prendre d’affections. Finit les manifs pieds nus dans l’herbe, j’étais devenu un de ces hommes armés qui défendent leur patrie. Quand a Zélie, Zélie, j’ignore si elle existe encore. Parce qu’elle a jamais vraiment su quoi faire d’autre que prendre la fuite. Son père, moi. Ouais, Zélie quand elle sait pas quoi faire, elle s’échappe.

« Vous venez d’où ? » « De loin. » « Ca je m’en doutais. Vous avez dormis où cette nuit ? » « Dans la gare. » « Vraiment ? » « Je vous l’ai dit, je viens de loin. » Elle a rien, pas de sac, pas d’affaires. Je sais même pas si elle a des papiers. Le pire, c’est qu’elle parle pas très bien anglais, c’est maladroit. Alors je lui propose, au cas où, de venir passer la nuit chez moi. Je peux pas la laisser dormir là, pour une jeune fille comme elle, c’est malsain. Et puis, c’est mon devoir. « Vous avez pas une cigarette ? » « Vous devriez arrêter, c’est pas bon pour vous » Alors elle sourit. J’ignore ce qu’il y a de drôle, mais finalement, elle se lève et accepte ma proposition. Ouais, bienvenue chez moi Zélie. Parce que je vis seule chez moi, et que j’ai passé l’âge de m’occuper des gens. Les hommes me trouvent trop âgée pour envisager une fin de vie avec moi, et mes traits froissés effrayent les femmes. Mais elle non. Je le savais, qu’elle serait différente. Ce soir là chez moi, elle s’asseyait devant la cheminée sans un mot, habillée d’un vieux tee-shirt de mon mari. Alors sans un mot, je lui proposais un livre. Shakespeare. Un classique, je pensais que ça lui plairais. Le lendemain matin, je la retrouvais assise devant la cheminé, le livre terminé, et elle qui s’appliquait a prononcer les mots écrit sur le papier. Alors voilà, Zélie s’est installée chez moi. La gamine venue de la gare, celle qui refusait de me dire d’où elle venait. Elle était gentille, elle souriait souvent. A la maison, elle m’aidait a faire la cuisine, et parfois le ménage. Le soir, elle dessinait souvent, mais refusait de me montrer. Oui, je l’aimais bien Zélie. Parce qu’elle me rappelait moi, quand j’avais été jeune. Pleine d’insouciance et de liberté. Bercée par une étrange naïveté. Je l’imaginais princesse en exil. Reine d’un pays imaginaire. Ambassadrice de la paix dans le monde. Alors elle me faisait sourire, quand en agitant les mains pour se faire comprendre, elle m’expliquait pourquoi les femmes méritaient des postes aussi haut placés que ceux des hommes. Sauf qu’un jour, on m’a dit que je ne pouvais plus rester seule, et quand j’ai répliqué que j’avais Zélie, ils m’ont répliqué qu’il me fallait quelqu’un de compétent. Mon fils a toujours été un idiot, il n’a jamais compris la bible que je la lui lisais, et encore moins l’idée de partage. Alors oui, il a engagé une femme aigrit pour prendre la place de Zélie, et a elle, il a dut lui glisser a l’oreille qu’elle ne toucherais pas a son héritage, et qu’elle avait qu’a se trouver un boulot, s’acheter un appartement. Faire quelque chose de sa vie.

« Et ta mère, elle fait quoi comme travail ta mère ? » « Je sais pas » La télécommande la télévision dans la main, je pose mon regard sur la gamine qui elle fixe l’écran avec un désintérêt marqué pour ce que je lui dis. Je sais pas, j’aurais peut-être pas du. Il semblerait qu’ici, ce genre des questions, les gens préfèrent ne pas y répondre. Ou bien la môme, sa mère, elle la connait pas. Je sais pas. Alors la télécommande, je la pose sur la table basse et puis je m’assoie a côté de la gamine, sur le canapé. Des personnages animés se disputent un morceau de bois sur l’écran, et j’avoue ne pas bien comprendre ce qu’il y a là de si captivant. Peut-être la souris verte qui court après un singe violet. C’est étrange. Alors la môme, je me tourne vers elle. Je sais pas trop bien quoi lui dire. Que sa vie, je la trouve bien triste pour une enfant de son âge ? Que moi si j’avais été son père, je serais déjà partie d’ici depuis longtemps, histoire de la protéger ? Que la guerre, moi je la comprends pas plus que les animaux qui courent sur l’écran télévisé. Alors que pour elle, ça semble normal. « Pourquoi tu parles mal ? » Pardon ? Le regard de la gamine, il est posé sur moi, comme si d’un coup, je venais de dire une chose abominable. Alors que j’ai rien dit. Rien du tout. Pensé, oui, mais c’est tout. Alors je sais pas, j’incline légèrement la tête, intriguée par cette petite chose un peu curieuse. Bah quoi, ton père il t’a jamais appris le bruit que ça fait un étranger ? Alors je souris. « Parce que je suis pas d’ici. » « D’où alors ? » J’hausse les épaules. « Comme tu veux. » Alors elle veut rien. Elle se retourne face a son écran, face a ces animaux qui entament une sorte de danse. Un truc vachement sectaire tu vois. Tu sais quoi la môme ? C’est peut-être pas plus mal, que je bosse, que je partage mes journées avec toi. Comme ça, tu verras, je t’expliquerais. Que la guerre ça sert a rien, que de tuer des vachement, c’est franchement nul. Je t’expliquerais. « Tu sais, ma mère je la connais pas. » Je me tais. On répond quoi a ça hein ? Surtout quand ça sort de la bouche d’un enfant. D’un coup, je comprendrais presque ce que c’est, de se prendre un missile en pleine tête. Ca fait peur. Alors je me lève. « On lit un livre ? T’as bien des histoires hein ? Ou alors je t’en raconte une que ma grand-mère elle me racontait ? Tu veux ? » La gamine elle sourit. Ouais, ton père c’est peut-être un putain d’abruti qui part jouer a la guerre, mais toi, t’as l’air d’être quelqu’un de bien. La chose que je fais de ma vie.